►« Thébaïde »
Anna Moï, écrivaine et styliste née au Vietnam
Enfant, je ne me suis pas dit : quand je serai grande, je serai anachorète dans le désert de la Thébaïde, avec l’écriture pour sacerdoce. Plus tard, j’ai cajolé l’inspiration dans des lieux impeuplés. Par exemple : une cellule monacale dans la tour d’angle de la demeure d’un prince thaïlandais, au bord de la Chao Phraya. Une loge isolée en haut d’un manoir en pierre ferrugineuse, à Collonges-la-Rouge. Une loggia donnant sur de grands arbres, à Saigon.
Cette « chambre à soi » se niche là où le regard se brouille, où le monde réel et le monde rêvé se superposent, où les mots se livrent au charivari. Je suis solitaire, mais pas vraiment. Mon espace de solitude est perforé, jour après nuit. Des personnages venus de nulle part s’y bousculent. Ils me dérangent, car tel est mon souhait.
Les thébaïdes ne sont pas des déserts mais des lieux à soi. Je ne les trouve pas dans le Wadi Rum, en Jordanie, ni dans les résidences princières, elles sont là où j’écris. Je peux m’y introduire à volonté, après avoir prononcé la formule magique : « Terre, au revoir. »
80 mots du Vietnam, L’Asiathèque,184 p., 16,50 €. à paraître le 8 novembre
Francophonie : l’Alliance française, soft power du français depuis 140 ans
►« Chœur »
Thierry Machuel, compositeur et pianiste
Pour l’art de la rencontre. Pour l’écoute, de soi, de l’autre et de nos voix qui se mêlent. Pour le miracle d’avoir, toutes et tous, un timbre unique et de construire, ensemble, la maison de l’harmonie commune. Chœur, avec ou sans « h », pour être au plus intime de l’humaine condition, pour faire résonner les harmoniques de toute une vie dans un cri, le dialogue de toutes les langues en un même chant, bouche fermée.
Pour entendre ce qu’aucune langue ne saurait dire, aucune pensée décrire, pour l’indicible, pour l’invisible, ce qui nous relie et nous délie. Chœur, pour nos hésitations, nos fragilités assumées, nos voix qui s’échappent sous la voûte du chœur et qui tournent avec les mots emmêlés, qui perdent le la et le retrouvent même, parfois, et alors, quelle joie ! Chœur, pour le chant qui délivre, faire naître l’autre en renaissant. Chœur, pour la chaleur qui jamais ne brûle, le frémissement de l’âme qui se libère, l’infini révélé dans l’instant.
►« Île »
Kamel Daoud, journaliste et écrivain franco-algérien
Au jeune âge, les mots sont peu nombreux dans l’esprit et leurs contaminations de son et de sens apparaissent inévitables. C’est l’âge des voyelles en couleur, du A noir, E blanc, I rouge… « Île » signifiait alors l’impersonnel, la troisième personne du singulier, un palmier avec l’accent circonflexe d’une hutte de fortune, un minuscule territoire. Mais aussi : un troisième choix entre la vie et la mort, le père et la mère qui m’imposaient leurs univers de loyautés en conflit, le pays et les défunts majeurs de la guerre d’indépendance, l’école et la maison et surtout la terre et le paradis.
Il n’y a pas d’île dans le paradis des musulmans, ou d’océan. Que des fleuves à boire. Île, et ailleurs, qui deviendra l’exotique, la fugue. À l’époque de l’installation de ce mot dans mon esprit, je lisais beaucoup les récits de naufrage, de recommencement, de perte de soi, d’éloignement, d’évasion, et de la naissance sans endettement par l’histoire de son pays. Je découvrais Jules Verne, entre autres. Il est le créateur de nombreuses îles dans ma tête et dont certaines subsistent encore, comme repose-pieds.
La vérité est que j’étouffais dans une Algérie étroite. Une Algérie débordante des morts de la guerre de décolonisation et leurs noms à tous les coins de rue sur les murs. Un pays faussé par la religion et sa promesse de paradis, sans divertissement entre la langue algérienne insuffisante et la langue arabe invivable et sévère. Dieu et les « martyrs » de l’indépendance se rencontraient partout sans laisser de place au rêve, l’infini, le mystère, le jeu.
L’île émergeait alors comme une petite brèche, un orphelinat imaginaire. J’aimais ce mot tout simple, parfaitement calligraphié, qui refusait d’attirer l’attention sur lui et qui était l’amorce d’énormes évasions, la preuve des cartographies anciennes. Le vocable « île » était mon pied-à-terre en pleine mer, la mécanique des fées, l’au-delà, mais sans Dieu, le but de la nage et la hutte de l’enfant.
Voilà : la mer était la France, la terre était l’Algérie, le ciel se penchait comme Allah et l’île le seul endroit où je pouvais m’isoler de tous.
Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019, avec des photographies de Raymond Depardon, Barzakh/Images Plurielles (2022), 224 p., 35 €
►« Hallier »
Jean Claude GISBERT/©J.-C. GISBERT/Opale/Leemage
Raphaël Confiant, écrivain martiniquais d’expression française et créole
Le mot français qui résonne le plus en moi est inconnu des Hexagonaux d’aujourd’hui. Il s’agit du mot « hallier » qui signifie « buisson » et qui fut créolisé en « razié ». Il m’évoque ma haute enfance vagabonde dans la campagne du nord de la Martinique où mon grand-père maternel possédait une petite distillerie de rhum.
Le hallier est ce qui cache et qui protège, ce qu’on redoute à la nuit tombée, à cause des zombies qui le hantent, ce lieu où se dissimulent les premières amours enfantines mais aussi les nègres marrons, toutes ces personnes en rupture de ban malgré l’abolition de l’esclavage depuis un siècle et demi. S’y offrent aussi des fruits devenus rares comme le cachiman cœur de bœuf, le pois doux ou la pomme cannelle.
Chaque fois que je me retrouve en dehors de la Martinique, c’est ce mot qui me vient à l’esprit quand je songe à elle.
La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire, Mercure de France (2021), 272 p., 20 €
►« Femme »
Noëlle Revaz, écrivaine suisse
Dans le mot « femme », j’aime le souffle de son « f » qui proclame son faux « e », et sa longue syllabe finale. Un mot générique dont la résonance archaïque me rappelle les origines. L’ambiguïté de son « e » qui est un « a » est troublante, elle fait de lui un mot à part.
Enfant, je n’étais pas très sûre de ce mot et je l’ai beaucoup regardé pour savoir ce qu’il était, ce qu’il signifiait et comment l’écrire, à cause de cette voyelle qui se prononce autrement. Le mot « femme » s’échappe toujours un peu, comme si je ne pouvais pas le saisir. Je le vois oscillant et multiple, il me laisse entendre qu’il porte en lui plusieurs strates.
C’est un mot complexe, puissant, vibrant, et à la fois tout simple, d’une seule syllabe. J’ai mis du temps à l’apprivoiser et à l’aimer, sans doute à cause du dédain qui peut parfois l’entourer.
Autoportrait avec artiste. Portrait de Valentin Carron, Art & Fiction, 96 p., 14,50 €, à paraître le 2 novembre
► « Temps »
Tanella Boni, philosophe et poète ivoirienne
Dans la langue française, il y a un mot que je trouve insaisissable. Je ne l’aime pas particulièrement, mais il s’impose à moi, à nous. C’est le mot « temps ». Il y a le temps des saisons, il y a aussi le temps qui passe. Nous avons l’impression qu’il passe mais nous ne savons pas comment.
Un beau jour, nous prenons conscience que nous avons grandi, que nous avons vieilli. Notre corps nous raconte que nous sommes dans le temps. Ce temps que nous ne voyons pas, qui travaille à notre insu, je ne vois pas d’autre mot de la langue française pour mieux le décrire. Nous prenons conscience, un jour ou l’autre, que nous sommes dans le temps parce que nous sommes des vivants.
Le temps, c’est la vie, c’est aussi l’histoire qui nous colle à la peau. Nous ne pourrons pas nous défaire du temps, ni du temps des saisons, ni du sentiment que nous avons du passage du temps. J’ai beau rêver que je ne suis pas dans le temps, que je suis libre de ne pas y être, cela reste un rêve, très loin de la réalité !
Chez les Anglais, il y a deux mots – peut-être plus – pour dire « temps » : time et weather. Avec time, c’est le temps que l’on gaspille ou que l’on gagne, que l’on a. Et weather nous dit qu’il fait chaud ou froid, qu’il neige, qu’il pleut, que c’est le printemps, l’automne ou l’hiver. Quoi qu’il en soit, en un ou plusieurs mots, le temps passe toujours et c’est lui qui raconte nos vies…
Insoutenable frontière, Éditions Bruno Doucey (2022), 136 p., 15 €
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En pratique
♦ Après l’inauguration par le président de la République, la Cité internationale de la langue française et le château de Villers-Cotterêts seront accessibles gratuitement pendant dix jours. Rencontres, performances artistiques, spectacles, animations pour les enfants… Une programmation culturelle est ensuite planifiée pour toute l’année.
♦ Quatre années de chantier ont été nécessaires pour créer, dans le château édifié à la demande de François Ier, ce nouveau lieu dédié à la langue française, dirigé par Paul Rondin, ancien directeur délégué du Festival d’Avignon. Cette cité a pour ambition de « donner à voir l’aventure du français, sa diffusion dans le monde, son évolution au contact des autres langues, son lien à la construction politique de la nation, son rapport aux langues régionales, sa constante réinvention ».
♦ Les espaces publics comprennent notamment 1 200 m² d’exposition permanente, 400 m² d’expositions temporaires et 150 m² d’espaces d’accueil.
Author: Dana Hoover
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Name: Dana Hoover
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Job: Orthodontist
Hobby: Kite Flying, Sailing, Hiking, Poker, Stargazing, Table Tennis, Traveling
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